En Scandinavie, la musique à l’heure de la parité ( La Lettre du musicien, janvier 2019)

(avec l’aimable autorisation de la Direction de la Lettre du musicien)

Les pays nordiques se révèlent socialement à la pointe de l’Europe. Emploi des femmes, conditions de travail, méthodes pédagogiques… Pour autant, ce modèle n’est pas sans faille, notamment dans la conquête du public.

« J’aurais du mal à trouver ailleurs un tel équilibre. » Premier hautbois à l’Orchestre de la radio suédoise, le Français Emmanuel Laville se plaît à Stockholm, où il a posé ses bagages il y a sept ans. Perché à l’extrême nord de l’Europe, le royaume, aux terres recouvertes d’épicéas, est pourtant plus connu pour sa pop édulcorée et les succès à paillettes du groupe ABBA que pour son appétence pour la musique classique. Mais, comme ses voisins danois et norvégiens, il a su séduire plusieurs générations de musiciens par les conditions de vie proposées et la diversité des répertoires interprétés, sur fond d’engagement en faveur de la parité. « La Suède n’a rien à envier à d’autres pays d’Europe. Elle est même avant-gardiste, assure Emmanuel. Si je revenais en France, j’aurais l’impression de retourner en arrière. »

Des recrutements internationaux

Preuve de leur attractivité, le recrutement s’internationalise de plus en plus dans les orchestres nordiques. « Nous avons beaucoup de candidats d’Europe du Sud : France, Italie et Espagne », relève John Kruse, clarinettiste à l’Opéra de Copenhague. « Toutes les auditions commencent derrière un rideau, on ne voit pas le candidat et le sexe n’est jamais discuté. Les femmes sont aussi nombreuses que les hommes dans l’orchestre. Elles sont plus représentées dans les instruments à cordes que dans les vents. » Emmanuel se souvient avoir répondu à une offre d’emploi en Norvège, où il était écrit noir sur blanc qu’à compétence égale l’orchestre préférerait engager une femme ! Le but : rendre les effectifs des orchestres le plus paritaires possible. Pour le trompettiste danois Ole Jensen, l’égalité hommes-femmes puise ses racines dans la loi de Jante, un code de conduite écrit dans les années 1930 par le Dano-Norvégien Aksel Sandemose et connu de tout Scandinave qui se respecte. Parmi ses commandements, les maximes « tu ne dois pas imaginer que tu es spécial » ou « tu ne dois pas imaginer que tu es plus intelligent » sont les pierres angulaires de la mentalité nordique – laquelle suppose que tout le monde est égal : homme et femme, petit ou grand. Pas question donc de verser dans l’élitisme ni dans la hiérarchie, où que l’on soit. Si, en France, par exemple, on attend de la première trompette qu’elle fasse la police, impose la discipline et dicte la loi, au Danemark, elle ne décide que des questions artistiques, de concert avec les autres musiciens. « La troisième trompette peut venir me voir et me suggérer des changements », souligne Ole Jensen. « Les Français sont très fiers de leur élitisme, cela fait partie de leur identité. Ici, au Danemark, nous avons du mal à accepter le concept », observe John. Cheval de bataille des Scandinaves, la parité reste encore à améliorer en ce qui concerne les chefs d’orchestre. « C’est plus difficile, car il y a encore peu de femmes, mais un gros travail a été engagé et il commence à porter ses fruits », relève le hautboïste français.

Les compositrices à l’honneur

Il s’agit aussi de promouvoir la musique écrite par des femmes, à travers de nouvelles commandes, notamment. « Je suis surpris, quand je regarde les programmations dans d’autres pays, de voir si peu d’œuvres de compositrices », note Emmanuel Laville. Lors de la saison 2014-2015, 4 % de la musique jouée en Suède avait été composée par des femmes, selon des statistiques présentées par l’association des compositrices, Kvast (terme qui désigne le balai en suédois !). En 2008, c’était le cas de 1 % des œuvres données en concert. « Ça paraît peu, mais par rapport aux autres pays, comme la France et l’Allemagne, la Suède est en avance ! » relève sa présidente, Astrid Hartmann. Selon elle, les nouveaux chiffres, qui ne seront disponibles que courant 2019, vont montrer une hausse de la part de la musique jouée écrite par des femmes, « entre 7 et 8 % », une part que l’association aimerait voir autour de 21 % en 2021. La méthode de Kvast – qui a fêté ses dix ans en 2018 – consiste à mettre en avant les œuvres de compositrices grâce à un catalogue en constante évolution, disponible sur internet, et à encourager les bonnes pratiques en décernant un prix, le “Balai d’or”. En 2017, il avait récompensé la Maison des concerts de Stockholm et l’Orchestre royal. « C’est l’effet boule de neige. Longtemps, l’excuse a été : “On ne sait pas où trouver des œuvres de femmes”, puis “On ne les a jamais entendues”. Maintenant, de plus en plus de pièces sont disponibles et jouées, d’abord par un puis par d’autres », souligne Astrid Hartmann. Pour le moment, le catalogue de Kvast propose des œuvres de près de 2 000 femmes et son travail fait des émules chez les voisins scandinaves. Le Danemark vient de publier ses premières statistiques, qui montrent que 95 % de la musique jouée dans le pays entre  2014 et 2018 avait été composée par des hommes.

Congé parental d’un an

Bénédicte Royer, altiste installée à Oslo, se félicite d’une qualité de vie « superbe » dans ce pays dont la fortune vient du pétrole, et où les touristes se pressent pour admirer les fjords. « Il est facile de trouver du travail et d’en vivre, même les petits cachets sont bien payés », dit-elle. Elle travaille depuis quatre ans à l’Orchestre philharmonique et apprécie les « excellentes » conditions de travail. Bénédicte salue le fameux “modèle nordique” : des sociétés dans lesquelles tout est fait pour les enfants, avec un congé parental d’environ un an, très favorable aux femmes. « Si l’on veut fonder une famille, avoir du temps, c’est parfait, estime la jeune femme. Par contre, Oslo est une ville un peu provinciale sur le plan culturel, les choix sont maigres et les gens ne sont pas vraiment intéressés. Le niveau de vie est très élevé : les gens ont tout chez eux, ils adorent la nature et iront plutôt faire du ski que d’assister à un concert. Au début, ça m’a un peu démotivée… » Un comble au pays d’Edvard Grieg !

Difficile conquête du public

La vraie gageure est donc de trouver un public. « Les membres du quatuor d’Oslo jouent parfois devant une petite vingtaine de personnes », regrette Bénédicte. Heureusement, « le Philharmonique est très actif pour attirer les enfants, diversifier les publics ». « Le grand défi est de toucher plus de monde », enchérit John Kruse, au Danemark. « Nous jouons de plus en plus de musique populaire, mais nous devons continuer à chercher une légitimité auprès du public et rendre la musique plus abordable. » En 2017, l’Opéra populaire de Stockholm avait rempli sa salle pour les représentations de Turandot de Puccini en promettant un « opéra d’orgasme »… Pour Emmanuel Laville, « en tant qu’orchestre symphonique, on ne peut pas jouer exclusivement des musiques écrites il y a trois cents ans, il faut s’adapter au public. On essaie d’en avoir pour tous les goûts : des concerts classiques avec un public fidèle, certains avec des artistes pop-jazz. Nous faisons salle pleine avec des concerts de musique de jeux vidéo ou de films. Là, c’est plus une ambiance de stade de foot ! » En 2015, la Suède était le pays au monde où se jouait le plus de musique contemporaine, avec 55 % des œuvres présentées en concert.
Au pays du soleil de minuit, l’enseignement de la musique aux enfants est un défi pris très au sérieux. Le Philharmonique de Stockholm organise depuis cent ans des concerts dans les écoles. Il y a dans le pays une très forte tradition de chant lyrique : près de 600 000 Suédois font partie d’une chorale. « Les Suédois essaient vraiment d’amener la culture dans chaque famille, de démocratiser les arts et ils l’ont toujours fait », se félicite le compositeur André Chini, installé en Suède depuis les années 1970. Le Danemark est le premier pays à s’être doté, en 1976, d’une loi pour garantir l’accès à la musique. Depuis 2007, chaque commune doit avoir une école de musique. En Europe du Nord, la culture est avant tout financée par l’Etat et les collectivités publiques, afin d’assurer l’accès de tous à la culture. Parmi les meilleurs élèves de l’Union européenne, le Danemark consacre 1,8 % de son PIB à la culture. Toutefois, « le coût des cours de musique est encore trop élevé », estime John Kruse.

Le solfège lié à la pratique

Dans les pays scandinaves, le solfège n’est pas enseigné séparément de la pratique d’un instrument. « Les critiques sont moins dures et j’ai l’impression que les enfants les acceptent plus facilement », explique Emmanuel Laville. Pour Bénédicte Royer, « l’enseignement est plus laxiste, mais ça ne me choque pas du tout au quotidien dans mon travail ». C’est donc avant tout une question de méthode. « Au Conservatoire de Paris, il faut toujours être le meilleur, la compétition est permanente, contrairement à ici », souligne-t-elle. Selon André Chini, « il peut y avoir en France un côté un peu agressif. A mon arrivée en Suède, j’avais été très agréablement surpris de la convivialité avec les professeurs. » « La France et le Danemark ont des approches différentes en matière d’enseignement. C’est plus technique en France, très solide, ce qui n’est pas le cas au Danemark », résume pour sa part John Kruse. Au final, « les Scandinaves n’ont pas la même confiance en eux que les musiciens américains, on s’excuserait presque avant de commencer à jouer, mais cette humilité tient surtout à la fameuse loi de Jante », affirme son confrère trompettiste.

Point noir chez les hérauts de la parité, le sexisme n’a pas disparu des salles de concert et d’opéra. Dans la foulée du mouvement #Metoo, quelque 700 femmes ont révélé avoir été harcelées sexuellement dans le milieu de la musique classique en Suède. Une enquête a montré que 47 % des femmes qui travaillent dans les théâtres et les orchestres de Suède ont été victimes d’actes sexistes. Plus d’un millier de femmes ont aussi dénoncé les abus sexuels, le harcèlement et les viols dans l’industrie musicale norvégienne. « Il n’y a aucune raison de penser que le milieu de la musique est à l’abri, dans le pays le plus égalitaire du monde », ont-elles écrit dans une tribune au quotidien Aftenposten.

Camille-Marie Wohlert

Crédit photo: Susann Engqvist

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