Auto-entrepreneur, l’avenir du professeur? ( La Lettre du musicien, jan 20)

(Avec l’aimable autorisation de la Direction de la Lettre du musicien)

Plus de fiche de paie, mais une facture à adresser à son employeur à la fin du mois et 25 % de charges à payer. Telle est la nouvelle condition, souvent précaire, de certains professeurs, désormais auto-entrepreneurs. Des cas qui ne sont plus isolés.

En avril  2019, Xavier Chatillon a reçu une lettre recommandée. La mairie de Simiane-Collongue, commune des Bouches-du-Rhône où il enseigne le violoncelle depuis quatre ans, lui annonce que sa mission de vacataire ne sera pas renouvelée à la rentrée. Les neuf professeurs vacataires de l’école de musique, qui compte treize enseignants, sont concernés : 70 % des effectifs. Face à la mobilisation des parents d’élèves, la mairie a fini par convoquer les musiciens. « On nous a proposé de continuer à donner nos cours, mais en tant qu’auto-entrepreneurs. »

Jouer avec le feu

Le violoncelliste refuse, mais deux de ses collègues, comme Lucile (1), acceptent. « J’avais déjà mon auto-entreprise pour mes cours particuliers, je n’avais pas à créer le statut, ça a pesé dans ma décision.» Pourtant, dans la vie à l’école de musique, rien n’a changé. 

« Je continue à donner ma dizaine d’heures par semaine, explique l’enseignante, mais je fais des factures tous les mois. » Règlement intérieur, emploi du temps fixe : les conditions sont identiques. « Le contrat de travail est caractérisé par l’existence d’un lien de subordination juridique, qui n’a pas lieu d’être dans le cas des auto-entrepreneurs, rappelle Laure de Ganay, avocate spécialisée en droit du travail. C’est hélas déjà commun à beaucoup de professions de jouer avec le feu en employant des auto-entrepreneurs, qui n’ont pas le statut de salarié, mais qui le sont dans les faits. » Le risque ? Une requalification du contrat.

Aucune négociation possible

La mairie de Simiane-Collongue n’a pas donné suite à nos quatre demandes de rendez-vous téléphonique. Marc Pinkas, professeur de violoncelle dans une école voisine, à Istres, secrétaire général du Syndicat des artistes musiciens de Marseille et de sa région (Sammar-CGT), a été plus chanceux : « J’ai rencontré le maire et la directrice générale des services à deux reprises, explique-t-il. L’argument économique est clairement mis en avant. » Mais, selon le délégué syndical, aucune négociation ne semble possible. « La mairie mène une politique d’économies et a fait ses choix : l’école de musique passe à la trappe. » Un plan qui avait commencé par la remise en cause, en 2018, des congés scolaires des professeurs. À l’école, les dents grincent : la réduction des dépenses serait toute relative, selon un professeur, qui rappelle que le maire, Philippe Ardhuin (LR), « a pris un collaborateur de cabinet qui coûte une fortune à la collectivité ». Contactée par nos soins, Sylvie Laforge, directrice de l’établissement depuis sa création il y a trente-cinq ans, assure qu’elle « [fait] face à la situation » et «[met] tout en œuvre pour maintenir l’édifice », mais, vu le contexte, « ne [peut] pas s’exprimer ».

Le professeur dans une situation fausse

« Administrativement, nous sommes dans le rouge, admet quant à elle une employée de l’école, qui souhaite garder l’anonymat. De plus, pour faire tourner l’établissement, c’est très compliqué : nous avons réussi à obtenir que la présence aux réunions et aux auditions soit rémunérée, mais avec ce statut, les professeurs sont à la seconde près. » Un statut d’indépendant qui nuit au bon déroulement de la vie d’une l’école : la cohésion d’équipe, la souplesse nécessaire pour monter des projets et même l’esprit d’initiative sont pénalisés. « Qu’on le veuille ou non, par la force des choses, un professeur auto-entrepreneur est forcément moins impliqué qu’un professeur salarié. » Contrainte de remplacer une partie des professeurs vacataires qui ont refusé la proposition d’auto-­entreprise, la mairie a dû embaucher d’autres musiciens. « Il y a aujourd’hui huit professeurs, dont quatre qui sont auto-entrepreneurs. Trois classes ont fermé, l’école est décimée », se désole l’employée. Xavier Chatillon est outré : « Je suis violoncelle solo à l’orchestre de l’Opéra de Marseille, où j’ai un CDI. Accepter de faire mes heures à Simiane-Collongue en tant qu’auto-­entrepreneur était illégal et aurait pu se retourner contre moi. Les musiciens ne sont pas toujours au courant de leurs droits et de ce qui est légal ou non. »

Précarisation

Si certains ont les moyens de refuser une telle proposition, d’autres ne peuvent qu’accepter. « Je vois des jeunes qui sortent du conservatoire avec un DE et qui vont travailler chez Quick, se désole un autre professeur de l’école de Simiane-Collongue. Notre métier est sinistré. C’est évident qu’une mairie trouvera toujours du monde pour travailler sous le statut d’auto-entrepreneur. » Après des années d’études en CNSMD ou en pôle supérieur, avec un DE voire un CA, travailler en tant qu’auto-­entrepreneur pour une école de musique est peu attrayant. « Le manque de respect est total », insiste Xavier Chatillon. La qualité de l’enseignement est, elle aussi, en péril, puisque le mode de rémunération le plus compétitif semble désormais compter davantage que le CV du professeur pour certaines collectivités.

Externalisation du service public

L’école de Simiane-Collongue est-elle un cas isolé ? « Nos collègues en Rhône-
Alpes connaissent des situations similaires dans des écoles municipales et associatives
, regrette Marc Pinkas. J’ai également entendu parler de cas de professeurs auto-entrepreneurs en région parisienne. Sortir du salariat fait tache d’huile dans toutes les professions, on pensait être épargnés, mais non. » Xavier Chatillon redoute, lui aussi, que ce type de procédé ne se généralise : « C’est la première fois de ma carrière qu’on me faisait cette proposition, mais je sais que les directions commencent à l’imposer aux jeunes recrues, dans certaines écoles. » Le service public semble de moins en moins vaillant face à la loi de l’offre et de la demande : « Ce qui est terrible, c’est l’absence de pérennité liée au statut d’auto-entrepreneur, insiste Marc Pinkas. Les profs peuvent sauter d’un mois à l’autre, le remplacement n’existe plus et je ne parle pas des congés maternité. » Une situation qui aboutit à des absur­dités : en mars, Lucile nous confie qu’elle devra partir en congé de maternité. Son remplaçant sera employé en tant que… vacataire.

Nicolas Cardoze, secrétaire général du Snam-CGT en Auvergne-Rhône-Alpes, soupçonne une généralisation de ces pratiques partout en France. « Rien que dans notre région, nous avons de plus en plus de témoignages d’enseignants déclarés comme auto-entrepreneurs. Certains assurent avoir subi des pressions pour se déclarer sous ce statutLes premiers cas recensés sont des écoles associatives, pour la plupart subventionnées par l’argent public. Ces pratiques précarisent fortement les enseignants, qui passent du statut de salarié à celui d’indépendant de façon forcée. S’ils refusent, ils ont du mal à être embauchés… voire à rester dans leur école », assure le syndicaliste.

Le territoire pénalisé

De telles différences de statut d’un professeur à l’autre, au sein d’une même école, créent également des difficultés d’une commune à une autre, dans un même département. « Les parents n’ont pas de visibilité sur l’enseignement proposé par l’école, et il est bien plus compliqué, avec des professeurs auto-entrepreneurs, de faire travailler nos écoles en réseau, ce qui nous est demandé par la collectivité », remarque Xavier Cha­tillon. Le Sammar-CGT a écrit une lettre au préfet fin octobre pour signaler la situation à Simiane-Collongue. « Nous attendons sa réaction », précise Marc Pinkas. Du côté des professeurs devenus auto-entrepreneurs, qui sont déjà en procès contre la mairie pour la requalification de leurs contrats de vacataires – certains travaillaient sous ce statut depuis plus de quinze ans –, l’heure est à l’expectative. « J’attends les municipales, explique Lucile. Je me dis que, selon les résultats, la situation va peut-être changer. » D’autres évoquent une plainte pour salariat déguisé.

La situation à l’école de musique de Simiane-Collongue prouve, encore une fois, combien l’appui et l’engagement des élus locaux sont essentiels pour faire vivre l’enseignement artistique dans tous les territoires, même en période de disette budgétaire. À Simiane comme ailleurs, nombreux sont les professeurs, épuisés par la dégradation de leurs conditions de travail, à donner l’alerte : « Nous en avons assez de passer notre temps à empêcher des régressions, alors que nous pourrions le consacrer à de beaux projets, utiles dans une société en crise », confie un clarinettiste de 32  ans, professeur dans un conservatoire francilien..

Suzanne Gervais

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