Avec quatre rapports sur le secteur culturel depuis 2019, la Cour des comptes semble faire de la culture l’objet d’une attention marquée. Le dernier en date passait au crible les actions du ministère et pointait du doigt l’éparpillement de ses crédits. Comment interpréter cette vigilance répétée envers les politiques culturelles de la part de cet organe chargé de contrôler la régularité des comptes publics et de vérifier le bon emploi des fonds publics ? Emmanuel Wallon propose plusieurs clés de lecture.
Une cascade de rapports de la Cour des comptes s’est abattue sur le domaine culturel depuis 2019 : au sujet des droits des artistes-interprètes, de la politique de l’État en faveur du patrimoine monumental, de ses actions en matière de spectacle vivant, à quoi s’est ajoutée, en 2021, une note structurelle sur les missions du ministère de la Culture, en attendant le volet relatif aux politiques culturelles d’une étude plus générale sur la décentralisation (à paraître en mars 2023). La presse et les professionnels des secteurs concernés n’ont pas manqué de s’émouvoir d’un intérêt qui leur a paru aussi soudain que suspect, car la vénérable institution est réputée pour la sévérité de ses remontrances envers les administrations dépensières. Et si les observations de ses magistrats venaient au contraire souligner la banalisation des missions de démocratisation culturelle et les risques que la perte de son exceptionnalité ferait peser sur le ministère qui en a la charge ?
Un kilomètre sépare le siège du ministère de la Culture du palais de la Cour des comptes, à Paris. Née sous le Premier Empire en 1807, cette dernière se déclare elle-même « à équidistance du parlement et du gouvernement » qu’elle doit mutuellement assister tout en informant le public. Est-ce à dire qu’une stricte séparation des pouvoirs prévaut entre les organes législatifs, exécutifs et judiciaires, comme le prônait Montesquieu , et que les ministres de la rue de Valois peuvent négliger les avis des quelque huit cents agents de la rue Cambon ?
Le statut et les prérogatives de la Cour lui ouvrent en réalité un vaste champ d’investigation dans lequel exercer ses missions de contrôle, d’observation et de conseil concernant l’usage des deniers publics. Chargés de vérifier leur régularité, leur sincérité et leur exactitude, ses magistrats ont toujours scruté les comptes de la nation d’un œil vigilant, « sur pièce et sur place », prêts à dénoncer toute dérive dépensière. Outre son activité permanente de juridiction financière, prononçant des arrêts de quitus ou de débet à l’égard des comptables, traduisant parfois les ordonnateurs devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) – ou saisissant les organes judiciaires en cas de présomption d’infraction pénale –, elle produit des documents d’analyse et de synthèse en tous genres dans le cadre de la mission d’évaluation des politiques publiques que la loi de révision constitutionnelle de 2008 lui a confiée .
Cette réforme explique pour une bonne part la nette augmentation des travaux qu’elle a voués à l’intervention publique dans le domaine culturel au cours de la décennie écoulée. Nourrie de beaucoup d’autres études, fin 2021, une note sur ce thème concluait une série sur les « enjeux structurels » concernant l’enseignement scolaire, l’insertion professionnelle des jeunes, la politique industrielle, l’assurance maladie et la santé, visant « à objectiver le débat public », pour « pose[r] un diagnostic sur les grands défis des prochaines années et présente[r] les leviers d’action qui peuvent être mobilisés pour y répondre ». Partant du constat que « l’expansion de l’activité culturelle », stimulée par l’État depuis les années 1960, avec le concours des collectivités territoriales « qui représentent aujourd’hui une source de financement trois fois supérieure à celle du ministère », « s’est traduite par la multiplication d’opérateurs » à l’autonomie croissante, les conseillers de la 3e chambre (Éducation, jeunesse et sports, enseignement supérieur, recherche, culture et communication) s’interrogent sur les priorités et les moyens d’une réorganisation de l’administration centrale en vue de lui restituer un rôle de stratège .
Ces considérations sur la politique culturelle sonneraient-elles la fin de son exceptionnalité ? Les magistrats prennent au contraire la défense de la mission Culture du budget de l’État, en affirmant son importance pour affronter les mutations civilisationnelles en cours. Ils proposent de mettre le cap sur la jeunesse à travers l’éducation artistique et culturelle (EAC), sur la formation et la transmission de compétences, le soutien à une création exigeante, la valorisation du patrimoine, la régulation de la sphère numérique, la lutte contre les disparités sociales et territoriales, sans oublier la poursuite de la décentralisation (notamment pour les monuments et les musées). Ils appellent donc à un renouveau de l’ambition initiale, mais pas à n’importe quel prix.
Le souci d’économie reste en effet un leitmotiv dans les éditions successives du Rapport public annuel (aussi vieux que la Cour elle-même), dont la portée générale n’empêche pas d’effectuer régulièrement de gros plans sur des services ou établissements culturels (par exemple sur le Mobilier national et les manufactures des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie en février 2020, sur les théâtres nationaux en février 2016). Ce scrupule motive aussi les rapports sur les budgets annuels de l’État (mission Culture), les rapports particuliers dédiés à une institution (comme l’Opéra national de Paris en septembre 2016), les « audits flash » conduits sur les actions du ministère dans le domaine du patrimoine et du spectacle vivant en 2021 , les observations formulées dans certains dossiers (notamment sur l’École nationale supérieure de création industrielle [ENSCI] en juillet 2020), ou encore les communications aux commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ces enquêtes répondent parfois à des commandes du gouvernement ou du parlement, mais elles résultent souvent aussi d’une autosaisine de la Cour, dont les chambres délibèrent de façon collégiale.
À cette abondante littérature s’ajoute une jurisprudence issue du contrôle juridictionnel des subventions versées au secteur culturel, à travers des référés (au sujet de la Bibliothèque publique d’information [BPI] en février 2021, du palais de la Porte Dorée en mai 2019) et d’autres jugements. Enfin, depuis 2020, une Commission de contrôle des organismes de gestion des droits d’auteur et des droits voisins (CCOGDA), présidée par un conseiller maître de la Cour, a étendu sa sphère de compétence aux multiples modes d’exploitation de la propriété intellectuelle. Les constats des magistrats peuvent sembler sévères quand ils fustigent une « politique de subventions et de guichets », la dilution des missions de l’État, son défaut de pilotage stratégique, un dialogue de gestion peu structuré avec les institutions labellisées, la dévalorisation de l’encadrement administratif dans les filières de métier, un management défaillant des ressources humaines. Cependant, le jugement des observateurs et des professionnels, y compris de certains fonctionnaires en interne, n’est pas toujours plus clément.
Les mille agents des vingt-trois chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC), dont les rapports et les jugements alimentent aussi la Cour, manifestent un même penchant pour l’examen des dépenses culturelles. La plupart de leurs travaux sont consacrés à des établissements publics de coopération culturelle (EPCC), des associations (fonds régionaux d’art contemporain, théâtres lyriques, scènes nationales, orchestres, centres culturels de rencontre) ou des conservatoires. Certains, plus rarement, envisagent la politique culturelle d’une région dans son ensemble, telle l’Île-de-France en novembre 2021.
Le magistrat, le fonctionnaire, le parlementaire et l’artiste
Il reste à comprendre les raisons d’un intérêt aussi accentué pour les affaires culturelles. En sociologue de stricte obédience, on serait tenté d’y déceler les traces d’un habitus de hauts fonctionnaires, instruits dans les bonnes écoles, imbibés de culture plus ou moins légitime, rompus aux usages de la sociabilité récréative, fréquentant théâtres, lieux de concert et d’exposition après leurs longues auscultations des comptes publics, en d’autres termes le goût des arts et du patrimoine qui pousserait le magistrat parisien à hanter les coulisses de l’opéra après avoir visité celles de l’hôpital et du tribunal.
Un facteur déterminant de cette appétence pour les entités de la culture et de la communication, avec leurs ombres et lumières, serait à rechercher dans la carrière, pour ne pas dire la carrure politique des premiers présidents. Après le socialiste Pierre Joxe (1993-2001), le gaulliste Philippe Séguin (2004-2010), les socialistes Didier Migaud (2010-2020) et Pierre Moscovici (2020-…), qui avaient auparavant endossé d’éminents mandats territoriaux, parlementaires et ministériels – pour les deux premiers et le quatrième –, ont personnifié l’institution, mais aussi illustré la mobilité des anciens lauréats de Sciences Po et de l’École nationale d’administration (ENA) entre des fonctions électives, administratives, exécutives et juridictionnelles. Si seule une petite minorité d’entre eux est directement attachée aux milieux artistiques et culturels, l’itinéraire politique et professionnel de nombre de conseillers leur a permis de traverser plusieurs branches de l’action publique, les familiarisant avec des problématiques variées, dont celles de la culture. À l’instar du Conseil d’État et de l’Inspection des finances, la Cour des comptes concentre ainsi un vivier d’énarques dans lequel le ministère de la Culture et les grands opérateurs sous sa tutelle puisent volontiers des cadres.
Ces remarques d’ordre sociographiques sont pourtant loin d’épuiser la question. Le rôle ascendant des juridictions financières a suivi une pente inverse à celle des ambitieux mais complexes dispositifs d’évaluation mis en place à l’époque où Michel Rocard occupait l’hôtel de Matignon (1988-1991), dont le délitement s’est accentué depuis les années 2000 . De la rationalisation des choix budgétaires (RCB) chère à Valéry Giscard d’Estaing, à la révision générale des politiques publiques (RGPP) lancée par Nicolas Sarkozy, sous la Ve République le pouvoir central a davantage insisté sur sa volonté de maîtriser les dépenses de l’État que sur son désir d’en améliorer l’efficience. Les procédures destinées à analyser les conditions de succès ou les causes d’échec d’une politique s’avèrent lourdes et lentes à mettre en œuvre. En outre elles prêtent à contestation. C’est pourquoi des modes de contrôle plus verticaux leur ont généralement été préférés, des rapports instruits par l’Inspection des affaires culturelles ou l’Inspection des finances aux audits menés par de coûteux cabinets privés, qui ont prospéré sous les gouvernements d’Édouard Philippe et de Jean Castex. Tout un attirail d’indicateurs de performance, inclus dans les contrats d’objectifs des établissements sous tutelle, mais aussi repris dans les lois annuelles de finances et de règlement, contribue également à faire de l’estimation chiffrée la clé de toute évaluation. Cette prédominance de l’approche quantitative – à laquelle la Cour des comptes apporte son lot – sur l’approche qualitative s’accommode fort bien de la faiblesse persistante du contrôle parlementaire, vice natal du régime. Les commissions chargées des affaires culturelles au sein des deux assemblées devraient toutefois gagner en influence tant que le gouvernement n’y disposera que d’une majorité relative.
La politique culturelle ne saurait être dispensée du débat public. Grâce à la précision de ses constats, à la forte médiatisation de ses travaux, à l’accessibilité en ligne de ses rapports, à la présentation améliorée et imagée de ses synthèses, la Cour des comptes est en mesure de l’éclairer. Cela ne signifie pas qu’elle doive le trancher. Si elle se targue de voir 77 % de ses recommandations suivies d’effets , aux yeux de ses détracteurs son optique resterait faussée par le dogme de l’objectivité des nombres, le primat de la comptabilité sur la politique. Faux procès ? Il faut se garder de confondre observation et prescription, d’assimiler le contrôle à la décision. Du fait de leur éducation mais aussi, parfois, de leurs intérêts, bien des acteurs culturels affectent encore de se méfier des chiffres. Ils furent longtemps confortés dans leur éloge du flou artistique par une administration velléitaire en matière de statistiques – à l’exception notable du Centre national de la cinématographie, qui en a très tôt fait un indispensable outil d’analyse et de prospective –, et dont la culture de l’évaluation demeurait balbutiante. Espérons que sa récente conversion à un New Public Management bardé de barèmes et de tableaux ne la précipite pas dans l’excès inverse.
Emmanuel WALLON
Université Paris Nanterre
Professeur de sociologie politique. Membre du conseil d’administration de l’OPC