Parité et disparités de genres dans le jazz ( La Lettre du musicien)

Image par William Adams de Pixabay

Avec l’aimable autorisation de la Direction de La Lettre du musicien

Si tous les répertoires sont touchés par une plus faible représentation des femmes sur scène à haut niveau, le jazz présente des dynamiques particulières. Témoignages des discriminations qu’y subissent les musiciennes.

Le 9 juillet dernier voyait s’éteindre Barbara Thompson, grande figure du jazz britannique. La trajectoire remarquable de celle qui a collaboré avec Andrew Llyod Webber et fondé le United Jazz and Rock Orchestre rappelle pourtant que les femmes restent rares dans ce milieu, en particulier du côté des instrumentistes.
« Pour les hommes, c’est plus facile de sympathiser entre eux puis de s’inviter à des sessions », explique la pianiste Macha Gharibian. « Quand j’ai créé mon premier projet, je pense que j’avais inconsciemment l’idée que c’était à moi de bâtir ma carrière parce qu’on n’allait pas m’inviter. » Les carrières des musiciens et des musiciennes fonctionnent, dans le jazz, sur des invitations réciproques, donc sur un réseau informel de contacts : moins de relations et d’affinités signifient moins d’opportunités.

CHARGE MENTALE

La sociologue Marie Buscatto, autrice de l’ouvrage « Femmes du jazz : musicalités, féminités et marginalisations « , confirme que les femmes doivent se maintenir en position de leader dans ce milieu par ailleurs très compétitif et saturé : « Ce qui se trouve au coeur de leurs difficultés, c’est de ne pas être considérées comme des collègues à part entière. Elles sont très peu invitées, et doivent donc monter leurs propres projets ». Or, cette position est difficile à tenir sur le long terme : « Il est beaucoup plus confortable de ne pas être tout le temps moteur des projets où l’on est impliquée,
commente Macha Gharibian. On peut alors se contenter de jouer de son instrument, de travailler un peu chez soi, sans se préoccuper de toute l’organisation que demande par ailleurs un évènement : la recherche de partenaires, de festivals, de lieux de résidence… »

Une exclusion qui demande aux femmes davantage d’investissement et d’énergie que leurs collègues
masculins pour conserver leur visibilité dans le milieu.

DÉNIGREMENT

Une enquête réalisée en 2018 par l’AJC (collectif de 87 diffuseurs dans le domaine du jazz), Grand Formats (fédération née à l’initiative de chefs d’orchestre du jazz et des musiques improvisées),
et la FNEIJMA (Fédération nationale des écoles d’influence jazz et musiques Actuelles) estimait à 82 %
la part d’hommes dans l’enseignement du jazz et des musiques improvisées et à seulement 25 % la part de femmes dans les élèves. Ce déséquilibre, qui facilite le maintien d’un entre-soi masculin, commence donc dès les années de formation : « La faible diversité dans le jazz existe dès le recrutement », commente Marie Buscatto. Parmi les mécanismes qui participent de leur exclusion du jazz, les musiciennes relèvent une indifférence parfois teintée d’hostilité, des remarques désobligeantes et une atmosphère de compétition : « Les élèves de ma classe me saluaient à peine le matin », raconte la saxophoniste Lisa Cat-Berro, évoquant sa formation dans la classe de jazz du CNSM de Paris, au début des années 2000, où elle était, à son arrivée, la seule femme de sa promotion. « Un jour, j’ai confié à un camarade que je me sentais mise à l’écart. Il m’a répondu que lui et les autres estimaient que je n’aurais pas dû être là, laissant entendre que j’avais pris la place de
quelqu’un de meilleur.
»
Pour Marie Buscatto, « les femmes sont associées à des jugements qui les éloignent de la professionnalité musicale. Soit elles sont vues comme séduisantes et fragiles, soit elles s’affirment en jouant le jeu de la compétition, et elles sont alors perçues comme pénibles, insupportables. »

« PAS UN MILIEU POUR LES FEMMES »

Il n’est pas rare alors que l’indifférence larvée se transforme en attitudes ouvertement sexistes envers les musiciennes : « J’ai eu des remarques du type : « Le jazz n’est pas un milieu pour les femmes. C’est trop instable, tu ne pourras pas avoir de vie de famille », ou encore : « Tu te considères où, sur l’échelle
de la blonde qui joue du saxophone ? »
», rapporte encore Lisa Cat-Berro.
Les hommes, quand ils manquent d’estime pour les femmes avec lesquelles ils jouent, peuvent alors avoir tendance à établir avec elles des relations de séduction inappropriées dans un contexte de travail: « Il arrive qu’un rapport de séduction s’instaure alors qu’on ne cherche pas à l’induire, décrit Macha Gharibian. Il y a des musiciens qui vous draguent, même quand vous faites comprendre que la porte est fermée. »
Une enquête de la SNAM-CGT estimait en 2019 à 25 % la part des musiciennes se disant avoir été victimes de harcèlement sexuel dans le milieu de la musique. Dans un milieu comme le jazz qui fonctionne sur les liens informels entre les artistes, on peut s’inquiéter des dérives, que les musiciennes évoquent souvent à demi-mot, parlant de comportements lourdingues ou insistants .
La maternité, réelle ou non, est également à l’origine de discriminations pour les musiciennes, qu’on
imagine moins fiables et qu’on n’invite plus.

LUTTE ET CONTOURNEMENT

Pour faire face, les musiciennes s’appuient sur toutes leurs ressources : familiales, scolaires et relationnelles, en évitant au maximum l’ambiguïté sexuelle avec leurs collègues.
« Mon bagage classique a été une grande force, on ne pouvait pas m’attaquer sur ce plan, explique Macha Gharibian. Avoir grandi dans une famille de musiciens m’a donné un appui dans ce monde
très masculin.
» Elle évoque également un ami d’enfance contrebassiste, et un compagnon dans le milieu des musiques du monde.
Les données recueillies par Marie Buscatto dans son ouvrage vont dans le même sens : « Les femmes
instrumentistes qui entrent et survivent dans le jazz viennent souvent des conservatoires, où elles ont pu développer quelques réseaux. Elles sont plus souvent issues de familles de musiciens, et il n’est pas rare qu’elles soient en union avec un musicien ou un producteur
».
Si les mentalités évoluent, Macha Gharibian déplore que beaucoup de jeunes musiciennes peinent toujours à se faire une place. « Ceux qui ont conscience qu’il y a un biais se questionnent aujourd’hui, ajoute Lisa Cat-Berro. Mais on est tous pris là-dedans, il faut se montrer attentifs. »

Louise Morfouace

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