L’auditoire de la Seine Musicale, en 2017. Photo François Guillot. AFP
Jamais une pandémie n’avait fait taire les orchestres. Comment assurer leur reprise ? Mesurer la projection d’aérosols par les chanteurs, dialoguer avec les pouvoirs publics, réfléchir à leur raison d’être sont autant de pistes à mettre en musique.
Quelle triste ironie du sort ! Au moment où le monde entier s’apprête à fêter les 250 ans de la naissance de Beethoven – le «génie sourd» – les orchestres, dont il fut en quelque sorte l’inventeur, sont condamnés à rester muets. Avec eux, c’est toute la grande famille de la musique, des opéras aux formations pop en passant par les ensembles de musique ancienne et les chorales, qui a déserté les scènes et les fosses. En l’espace de quelques jours, elle a fait les frais de la crise sanitaire. Non pas du virus lui-même – qui n’a pas plus décimé les rangs des ensembles musicaux que ceux de la population, même si quelques rares cas isolés de décès lors d’un concert à Amsterdam ont fait les gros titres de la presse –, mais des mesures prophylactiques que les gouvernements ont choisi de prendre.
Cette Generalpause imposée sur la partition de nos phalanges symphoniques a bien l’air d’être surmontée d’un point d’orgue, dont on ne connaît pas la durée. Car si les mesures dites de «déconfinement» prévoient la reprise prochaine de certaines activités culturelles – les musées et le patrimoine –, le secteur musical ne voit pas encore la fin du tunnel. Pour autant qu’il se soit replié sur Internet, les supports numériques ont pour la pratique musicale collective de réelles limites. On peut bien jouer une Sonate et partita de Bach au violon devant son téléphone, on peut même envisager la Méditation de Thaïs en live avec un pianiste…
Ce qui fonde un orchestre est l’esprit collectif
En revanche, le jeu orchestral ou choral est une mécanique bien plus complexe à régler à distance. Plusieurs formations ont courageusement relevé le défi, mais dans un répertoire peu exposé, avec des tempos plutôt stables et au prix d’un gros travail de post-production. Monter la Neuvième de Beethoven dans ces circonstances relèverait d’un vrai défi technique, dont – sans vouloir jouer les Cassandre – le résultat musical serait probablement décevant. Ce qui fonde un orchestre, ce n’est pas la juxtaposition de solistes, mais «l’esprit collectif», c’est-à-dire les regards croisés et connivents des musiciens, la dynamique invisible, la tension insaisissable… Bref, l’«ineffable», pour paraphraser Jankélévitch.
La situation actuelle est inédite. On ne trouvera pas trace, au moins depuis la naissance de Beethoven en 1770, d’un arrêt total de la vie musicale pour cause de pandémie. Mieux, les grandes années épidémiques ont souvent coïncidé avec des créations légendaires. Ainsi, en 1832, dans une France ravagée par le choléra, le Ballet parisien monta la Sylphide, un modèle du genre. Pire, en 1854, alors qu’une autre épidémie de choléra causait la mort de 150 000 personnes en France, Meyerbeer créa triomphalement l’Etoile du Nord à l’Opéra-comique. Il a pourtant cru jusqu’au dernier moment qu’elle serait annulée… à cause de la guerre de Crimée ! Plus près de nous, à l’hiver 1918-1919 en pleine pandémie de grippe espagnole (240 000 morts en France et 550 000 aux Etats-Unis), Roberto Maranzoni créa Gianni Schicchi de Puccini dans la salle bondée du Met, le 14 décembre.
Seules les guerres ont su imposer un silence aux orchestres, mais un silence bref, sur des zones géographiques circonscrites. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Opéra de Paris n’a fermé, malgré la guerre et l’Occupation, que cinq mois en tout, et la dernière fois, à l’été 1944, «faute d’électricité» ! A peine plus que pendant la Grande Guerre où ses portes demeurèrent closes de début août à début décembre 1914. Même son de cloche en province. Strasbourg, pourtant aux avant-postes du danger allemand, ne décala la reprise de ses concerts d’abonnement, en 1914, que de trois mois. Dès le 22 novembre, Ernest Munch y dirigeait le Requiem allemand. Quant à la saison 1918-1919, elle reprit comme d’habitude à la mi-octobre. Il faut croire que M. Macron avait raison de nous déclarer en guerre, car c’est la seule raison qui justifia, dans l’histoire, d’interrompre (très ponctuellement) la vie musicale.
La distanciation physique est quasi inapplicable
L’équation permettant une reprise normale de l’activité des orchestres, ensembles et opéras paraît aujourd’hui insoluble. Les mesures de distanciation physique imposent de réduire considérablement la jauge des salles. Elles deviennent quasiment inapplicables sur la scène ou, pire, dans la fosse. Dans les anciens théâtres à l’italienne aux fosses déjà trop exiguës, on tiendrait tout juste un ensemble de musique de chambre.
Même dans les plus grandes salles philharmoniques d’Europe (Paris, Berlin, Hambourg), on parviendrait au mieux à jouer une symphonie de Mozart. A cela se rajoutent les préconisations formulées le 7 mai par les épidémiologistes de l’hôpital de la Charité à Berlin, qui recommandent une distance de 1,5 à 2 mètres entre chaque musicien et une protection en plexiglas pour les cuivres. Outre les problèmes logistiques que cela pose, on imagine la difficulté pour les musiciens de se regarder, de s’écouter et, pour le chef, de gérer un ensemble aussi épars et dissocié. Quant au son, subtile alchimie entre le mélange des différents timbres, le placement des musiciens et l’acoustique de la salle, il risque d’en pâtir sévèrement.
D’autres études sont en cours. Par exemple, celle de l’Institut de médecine de la musique de Fribourg en Brisgau et de l’orchestre de Bamberg étudie la projection d’aérosols par les instruments à vent et les chanteurs. Les premiers résultats montrent qu’ils seraient en grande partie arrêtés par les lèvres, les pistons ou les anches. S’il faut espérer que d’autres travaux viennent les compléter, on peut s’inquiéter de la batterie de normes qui risquent d’en découler. Les secteurs qui ont aujourd’hui été «déconfinés» (transports, écoles, commerces…) en ont fait la preuve. Il se pourrait bien qu’on finisse par déconseiller l’emploi des cuivres ou de la voix sur scène, au prétexte qu’ils pourraient contaminer, et donc tuer.
Jadis, on avait banni le Ranz des vaches car il provoquait le mal du pays et décimait les armées de mercenaires suisses. On avait de même proscrit l’armonica de verre, car il rendait fou. Donizetti l’employa tout de même dans Lucia di Lammermoor, sans pour autant remplir les asiles. Depuis les théories pythagoriciennes sur l’éthos des modes, l’idée que la musique puisse rendre malade, même tuer, n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, la surenchère normative fait craindre un renversement de situation, à savoir : qu’on la tue ! Plus généralement, la très grande majorité d’entre nous ne mourra pas du Covid-19. Mais nous serons tous asphyxiés par notre propre hystérie sécuritaire. A vouloir éliminer tout risque, on éliminera la vie. Et l’on réduira la musique au silence.
Le plaisir ne doit pas être tabou
Alors quelle solution ? Le salut des orchestres viendra d’un retour critique à ce qui les fonde : l’humain. Faire jouer cent musiciens est un pari : celui de jouer juste, de rester ensemble, d’être animé des mêmes intentions, de la même passion. Un chef n’y suffit pas ; seul l’esprit collectif compte. Or celui-ci est une étroite ligne de crête, que l’on ne passe qu’en assumant le risque et en le dépassant par la confiance. Car si le chef joue un rôle essentiel, la responsabilité demeure à tout moment partagée. Pourquoi ce risque qu’on a intégré dans la pratique musicale ne s’assumerait-il pas aussi face à des menaces sécuritaires ou sanitaires ?
Plutôt que de subir les normes, les orchestres gagneraient à engager un dialogue constructif avec les pouvoirs publics, avec les experts et avec le public, pour trouver le point d’équilibre entre prise de risque et exigences esthétiques. Toutefois, ce dialogue ne sera productif, sans nuire ni à la musique, ni à ses exigences, ni à son autonomie, que si le risque est assumé, pour être ensuite minimisé et intégré. Seule la confiance dans l’autre permettra de vaincre nos peurs.
«O Freunde, nicht diese Töne !» (O amis, pas ces notes !) Que l’anathème portée par le baryton de la Neuvième de Beethoven contre la petitesse de la société bourgeoise des années 1820 soit pour nous aussi une exhortation à imaginer un idéal ! Les règles ont toujours été bénéfiques pour l’art, car il s’en est joué. Les normes, elles, brident la création et obstruent le regard. Ce regard doit aujourd’hui, plus que jamais, être collectif. Les orchestres, ce ne sont pas que de grandes institutions publiques, ce sont aussi des milliers d’associations d’amateurs par le monde, pour lesquelles jouer de la musique est d’abord un plaisir.
Ce plaisir ne doit aujourd’hui pas être tabou. C’est lui qui nous donne envie, c’est lui qui fait communauté. N’est-ce pas un hasard si les sons que le baryton nous exhorte à écouter sont précisément ceux de l’Ode à la joie de Schiller ? Cette joie, Schiller et Beethoven l’ont chantée sur le mode de la fraternité, celle qui seule pourra redonner, par-delà les frontières, sa voix à Beethoven et son sens à notre civilisation.
Mathieu Schneider historien de la musique à l’Université de Strasbourg