Image par Paul Brennan de Pixabay
Avec l’aimable autorisation de la Direction de la Lettre du musicien
Pour proposer une offre artistique plus diversifiée et favoriser l’ouverture culturelle, certains conservatoires développent des cursus dédiés aux musiques extra-européennes. Les questions de l’oralité, du recrutement des professeurs et de l’organisation des cursus se posent tout particulièrement.
Les musiques traditionnelles, qui englobent les musiques du monde, obtiennent dans les années 1980 la reconnaissance du ministère de la Culture en tant que discipline artistique à part entière, à l’instar du jazz et du rock. Depuis, leur enseignement s’est beaucoup développé en conservatoire, même si la place des musiques du monde reste encore largement minoritaire. Behkameh Izadpanah Babaei a travaillé il y a quelques années au conservatoire du 15e arrondissement de Paris, dans les cours d’initiation et de formation musicale. « Le directeur avait refusé d’ouvrir une classe de musique iranienne, bien qu’il y ait de la demande. Il expliquait ne pas vouloir brouiller les esprits des enfants avec une autre culture, alors qu’ils ne connaissaient pas suffisamment la leur. » Le manque de volonté politique de certains n’est pas le seul obstacle. Le CRC de Chassieu a mis en place des cours collectifs de musique du monde et souhaiterait développer des cursus individuels, « mais nous n’avons pas les moyens de tout développer », concède le directeur, Michel Trux. Les textes officiels n’indiquent aucune obligation à proposer ce type d’enseignement, les conservatoires sont simplement tenus de proposer des disciplines complémentaires.
Musique traditionnelle et musique savante
Les musiques étrangères à la musique classique européenne sont-elles à classer sous la dénomination “musique traditionnelle” ? Ce n’est pas l’avis de Robert Llorca, directeur du CRR du Grand Chalon : « Ce terme qualifie les musiques qui ne sont pas du répertoire savant, qui sont proches de la danse, qui fonctionnent sur l’oralité. Pourtant, la musique arabe, si elle est de tradition orale, n’en est pas moins savante. » Rangées dans les plaquettes de présentation des établissements aux côtés de musiques régionales françaises, les musiques du monde peuvent facilement apparaître sous un aspect « folklorique », considère Margaret Piu-Dechenaux, fondatrice de l’Institut international des musiques du monde (IIMM). « Les musiques chinoise et ottomane sont des musiques savantes. »
Elle travaillait auparavant sur les échanges culturels en Méditerranée au sein de l’association Écume. « Cette expérience m’a permis de constater que dans la plupart des pays du pourtour méditerranéen, on enseigne la musique classique occidentale ainsi que la musique savante du pays. Les élèves passent d’une esthétique musicale à une autre avec facilité. » En partant de ces modèles, elle a créé, en 2015, l’IIMM, basé à Aubagne.
En lien avec son territoire
À cette volonté d’ouverture à d’autres cultures s’ajoute le souhait de correspondre à un bassin de population. Dès sa création, en 1980, l’École nationale de musique de Villeurbanne proposait « une diversité esthétique pour résonner avec son territoire, raconte le directeur, Florent Giraud. Antoine Duhamel [compositeur et fondateur de l’établissement, NDLR] souhaitait une école en lien avec la population. Elle est multiculturelle et diverse. Il n’y a pas de raison que le conservatoire ne soit pas représentatif. » Au CRR de Toulon, un département de musique du monde existe depuis une dizaine d’années, plutôt tourné vers le bassin méditerranéen, « pour mieux coller aux spécificités de la région, précise le directeur, Martial Robert. Parmi nos différents orchestres à l’école, nous en avons un en musique du monde. Cela nous permet d’avoir plus de mixité sociale au conservatoire. »
Ateliers ou cursus
Les conservatoires ont d’abord proposé des ateliers collectifs de musique du monde. À Chassieu, le professeur de clarinette a monté un ensemble de musique klezmer. De la même façon, le CRD de Créteil propose des ateliers en musique iranienne, indienne, arabe et en gamelan javanais, en collaboration avec la Philharmonie de Paris. « Les élèves de ces ateliers sont très souvent des adultes, raconte la directrice, Aude Portalier. Mais nous intervenons aussi en milieu périscolaire. » La mise en place de cours individuels « est plutôt récente », explique Marie Delorme, chargée de l’animation du Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes (CMTRA), « cela tenait à la notion d’oralité qui colle à ces musiques ». Il n’est pas toujours évident d’adapter un apprentissage d’instrument étranger au cadre des trois cycles habituels des conservatoires. « En Chine, on estime qu’il faut quatorze ans d’enseignement avant d’arriver dans le supérieur, souligne Margaret Piu-Dechenaux. Comment, alors, faire entrer l’enseignement dans nos schémas ? Comment faire reconnaître la part de l’oralité ? Comment mener les évaluations ? » N’ayant pas la possibilité de fournir des diplômes ou certifications à ses élèves, l’IIMM est associé aux conservatoires de Marseille et d’Aubagne, où les élèves suivent des cours de formation musicale.
La Recherche en appui
À Villeurbanne comme à l’IIMM, les cours de musique du monde sont pourtant bien établis en cursus, à travers les cycles d’apprentissage classiques, jusqu’au DEM. « Dans chaque discipline, il y a des compétences à acquérir, toutes les disciplines peuvent faire cursus, note Florent Giraud. La question de l’oralité n’est pas vraiment présente et je ne crois pas que la distinction entre oral et écrit soit très féconde. La diversité des cours permet de faire écho aux différentes façons de faire. » À l’IIMM, les élèves suivent des cours de pratique individuelle, collective, d’histoire, d’analyse et de formation musicales propres à leur discipline. Le département des musiques du monde de Chalon travaille avec l’École des hautes études en sciences sociales : « Dans les parcours spécialisés, les élèves sont amenés à s’interroger sur leur discipline, explique Robert Llorca. Un élève qui veut un DEM en balafon chromatique doit avoir une grande maîtrise de son instrument mais aussi une réflexion sur son histoire : quid de l’évolution d’un balafon pas tempéré à un balafon chromatique ? L’instrument peut-il finir par se perdre dans une musique occidentalisée ? » Chaque élève suit un cours collectif et un cours individuel, un spécialiste de l’instrument pouvant être régulièrement appelé au conservatoire pour perfectionner les élèves en fin de cursus.
Enseigner plusieurs instruments
Se pose ainsi la question du recrutement des professeurs. Un seul enseignant est souvent chargé de tout un registre. Les ateliers de musique afro-cubaine et arabo-andalouse sont menés par une même personne, alors que de nombreux instruments existent dans chaque registre. En France, selon Robert Llorca, « on fonctionne sur un seul instrument. Mais dans plein d’autres pays, on pratique plusieurs instruments, voire tous les instruments d’une même famille. L’objectif chez nous est de donner les bases de l’ensemble de l’instrumentarium d’une culture, mais quand on veut pousser un élève vers un instrument particulier, on fait appel à un spécialiste pour une classe de maître. Sinon, la plupart des enseignants passent sur plusieurs instruments de façon habile. » Robert Llorca évoque aussi la possibilité de travailler avec des associations existant déjà sur un territoire, qui peuvent apporter des enseignants en échange d’un lieu de répétition. D’après le CMTRA, elles sont les premières ambassadrices des musiques du monde en France. Le centre tente notamment de les mettre en lien avec les conservatoires.
Diplômes vs expérience
Le directeur recrute des diplômés d’État de musique traditionnelle, mais aussi des musiciens étrangers qui n’ont pas forcément de diplôme français. Les trois quarts des enseignants de l’IIMM sont diplômés d’institutions de leurs pays d’origine. Françoise Atlan y enseigne le chant et la musique judéo-espagnole. Elle a appris auprès de maîtres, notamment au Maroc, mais elle est aussi chanteuse lyrique diplômée du conservatoire d’Aix-en-Provence. « Je suis une artiste de double culture, avec deux cultures de l’enseignement, ce qui me permet de m’adapter aux élèves », explique-t-elle. De son côté, Aude Portalier « ne cherche pas forcément de diplôme, mais des gens qui se sont interrogés sur l’enseignement. Je suis plutôt attentive à leur expérience passée auprès d’enfants et à leur carrière artistique. » Les établissements recrutent aussi des musiciens classiques, qui ont une double spécialité ou un intérêt pour un autre instrument.
La possibilité d’une autre culture
À Créteil, la directrice craignait que les ateliers proposés ne créent des communautés, sans mélange entre les parcours. « La transversalité, la rencontre des cultures n’est pas si simple. Nous avons eu du mal à faire jouer ensemble les groupes de musique iranienne et indienne. Il y a un poids de l’actualité, de l’histoire, des gens qui ont eu du mal à s’apprivoiser. Mais aujourd’hui ils jouent ensemble ! » Dans la plupart des établissements contactés, des classes de cursus classique ont des projets communs avec les ateliers de musique du monde. Le brassage d’élèves d’horizons divers permet à tous d’entendre, de voir, de sentir la possibilité d’une autre culture, d’une rencontre. Les musiques du monde ont aussi l’intérêt d’avoir un autre rapport au public. « Les associations qui font vivre la musique du monde en France ont l’habitude de faire des représentations différentes du concert classique, en allant dans les quartiers, les MJC, les villages, détaille Marie Delorme. Cela permet de toucher d’autres personnes et pourrait permettre aux conservatoires de s’ouvrir, de faire du lien avec la population locale. » Cette ouverture à d’autres esthétiques, à d’autres façons de travailler est aussi, pour Florent Giraud, le rôle d’un conservatoire. « L’ouverture des conservatoires aux musiques actuelles est forte, mais très faible pour les musiques du monde, alors que de tels départements permettraient à la diversité de notre pays de s’exprimer. Un conservatoire, c’est du service public et cela doit être un lieu où l’on fait société. »
Mathilde Blayo