Avec l’aimable autorisation de la Direction de la Lettre du musicien
Les confinements ont poussé phalanges symphoniques et maisons d’opéra à développer leur offre en matière de streaming. Une manière de garder le lien avec un public absent et de toucher une audience plus large. Mais au risque, à terme, de diminuer la fréquentation en salles ? Et quid du droit des artistes ?
Pour conserver le lien avec le public, orchestres et maisons d’opéra ont été amenés, depuis près de deux ans, à
repenser leur offre en matière de streaming. Si ces établissements s’étaient déjà positionnés sur ce créneau
depuis plusieurs années – à l’instar de la plateforme Philharmonie Live de la Philharmonie de Paris, créée dès 2008 – ils ont dû redoubler d’efforts et faire preuve d’inventivité pour aller au-delà de la simple captation. «Au début, la société de production avec laquelle nous travaillions n’était pas forcément rompue à cet exercice, se souvient
Alain Mercier, directeur général de l’Opéra de Limoges. Pour monter en gamme, il a fallu se structurer
; nous ne pouvions plus nous contenter d’une prise de son et d’un plan fixe. Au fur et à mesure des mois, nous avons progressé.»
Cette période a donné naissance à de véritables films tels que Quinte et Sens – un projet symphonique inspiré par les éléments – disponible sur Philharmonie Live. «Nous avons créé de vrais objets audiovisuels», souligne Hugues de Saint Simon, secrétaire général de la Philharmonie de Paris. Une réalisation qui doit aussi à l’absence du public. «Nous pouvions mettre des caméras partout. D’habitude, nous interdisons les grues. Là, les producteurs ont pu se
lâcher et mettre des grues dans tous les sens,des rails pour les travellings…», raconte-t-il.
De nouveaux formats que les établissements espèrent continuer à développer, pandémie ou non. «Ce sont des choses que nous allons poursuivre et les musiciens y ont pris goût», assure Hugues de Saint Simon.
La Philharmonie proposera à partir de mars prochain une nouvelle version de sa plateforme.
AUDIENCE
À l’époque des salles vides, le streaming a également permis aux établissements de saisir la présence du public. Car faute de pouvoir se déplacer, les mélomanes ont cliqué. «Nous pouvions voir le nombre de “vues”. C’est une donnée que nous ne possédons pas quand nous travaillons avec les télés puisque nous n’arrivons jamais à obtenir les retours d’audience. En revanche, nous ne savons pas combien de temps les internautes restent devant la vidéo. Mais cela nous permet quand même de jauger
», relève Alain Mercier.
Grâce aux concerts diffusés en direct sur les réseaux sociaux, les musiciens ont pu, d’une certaine façon, interagir avec le public; un petit réconfort pour les artistes en manque d’applaudissements. «Ce qui existe sur Facebook et ce qu’on ne retrouve pas sur toutes les plateformes, ce sont les partages de commentaires. Cela permettait une certaine spontanéité», souligne Olivia Tourneville, responsable de la communication de l’Orchestre de Paris. Cependant, le système a ses limites: «Pour des questions de droits, il arrivait qu’en plein milieu d’un concert, Facebook coupe la diffusion. Le réseau ne faisait pas forcément la différence entre Tchaïkovski, tombé dans le
domaine public, et Justin Timberlake!»
DÉMOCRATISATION
Le streaming a également été un outil essentiel à la continuité des actions sociales. L’Orchestre de chambre de Paris a, entre autres, créé un concert participatif à distance autour de The Show Must Go On avec une association de résidents d’un immeuble social du 18e arrondissement de Paris.
Chacun d’entre eux recevait des tutos qui lui permettaient d’apprendre et d’enregistrer sa partie. Des enregistrements que l’orchestre se chargeait ensuite de réunir pour un concert virtuel. «L’ADN de l’Orchestre
de chambre de Paris est de s’adresser à tous les publics. Dans la mesure où nous avions développé une offre en streaming pour notre public “conventionnel”, nous avons également essayé de nous adapter
à tous les autres publics», souligne Gilles Pillet, directeur de la communication et
du développement de l’orchestre.
ATTIRER UN NOUVEAU PUBLIC
Mais à l’heure où les salles peinent à se remplir, on peut s’interroger sur la pertinence de développer des contenus disponibles à distance. Une concurrence à laquelle Caroline Sonrier, directrice générale de l’Opéra de Lille, ne croit pas. Les nouveaux contenus mais aussi les teasers et capsules vidéos diffusés récemment sur les réseaux ont au contraire permis d’attirer un nouveau public. «Je pense surtout qu’il y a une grande rupture avec les habitudes culturelles,craint-elle. Que le public regarde un opéra sur un écran n’est pas si dérangeant. Mais là, je crois que le public se dit qu’il peut se passer de culture, ce qui est beaucoup plus dangereux et inquiétant pour notre société.»
DES FINANCEMENTS À LA BAISSE
L’autre question est celle du financement. La plupart du temps, les orchestres et maisons d’opéra s’associent à un codiffuseur – le plus souvent des chaînes de télévision – qui finance une partie des frais de production.
Mais depuis une dizaine d’années, le montage économique des productions audiovisuelles se complexifie. «Les télévisions publiques préfèrent prendre des contenus déjà réalisés, donc il y a de moins en moins d’aides à la captation», regrette Caroline Sonrier.
D’autant plus que le confinement a engendré un embouteillage de propositions. Et parallèlement, la course à l’audience s’accroît. «Ce qui fait qu’on a de plus en plus de mal à partager avec les chaînes de télévision et les plateformes des projets pointus, ce qui était moins le cas avant», remarque Hugues de Saint-Simon. «C’est une pratique qui questionne puisque ce domaine est dans leur cahier des charges, s’inquiète Caroline Sonrier.
Nous devons développer le numérique mais il faut prendre pour cela l’argent que l’on devrait investir sur les productions. Et donc notre budget artistique est en diminution
», alerte la directrice de l’Opéra de Lille.
LA MANNE DU CNC
Dans le modèle économique des productions, un autre apport est incontournable, celui du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Pour obtenir cette aide, les projets doivent bénéficier d’un apport d’un ou plusieurs diffuseurs français (chaînes de télévision, plateformes…) au moins égal à 25 % du budget et remplir certains critères, notamment un seuil de 20 000 € par heure apporté par le diffuseur. «Il y a 10 ans, on était plus autour de 8
000 euros par heure de programme. Le CNC a souhaité rééquilibrer la part des diffuseurs dans le financement des captations.
Ce qui les a obligés à réduire le nombre de productions filmées sur une année», observe Clotilde Pelletier, directrice de production de l’Orchestre de Paris. Cette réforme du CNC a des effets pervers. Le taux horaire devient pénalisant pour la musique classique, dont le répertoire comprend des oeuvres parfois très longues, de plusieurs heures. Différentes sources nous expliquent alors le montage pernicieux mis en place entre diffuseurs et orchestres. Ces derniers apportent, sous forme principalement de partenariats, de l’argent au diffuseur qui, ensuite, l’injecte dans les captations. «Une forme de système de commissions et rétrocommissions», nous glisse
un fin connaisseur du secteur audiovisuel.
In fine, les orchestres se retrouvent à financer en grande partie la captation et même à apporter, en numéraire, les droits des artistes.
Rares exceptions: les accords-cadres entre certains diffuseurs et de grandes institutions comme l’Opéra de Paris ou le festival d’Aix-en-Provence. On peut, dès lors, s’interroger sur le risque de manque de diversité des diffuseurs qui, plus que jamais, privilégient les tubes programmés dans les lieux phares du paysage musical.
GRATUIT VS PAYANT
Se pose aussi la question des contenus: gratuits ou payants? Un sujet en discussion à l’Opéra de Limoges, qui vient de refonder sa plateforme en ligne. «Techniquement, nous avons les outils qui nous permettraient de vendre des retransmissions mais nous sommes encore en phase de réflexion sur ces questions-là», explique Alain Mercier. Mais dans certains cas, cela n’aurait pas de sens, notamment quand la plupart des captations sont co-diffusées et accessibles gratuitement sur d’autres plateformes, comme c’est le cas à l’Orchestre de Paris. «Et puis,
nous sommes une institution publique qui fonctionne avec l’État. Une personne qui habite par exemple à Clermont- Ferrand participe aux financements alors qu’il est difficile pour elle de se déplacer jusqu’à Paris pour un concert. Il me semble donc normal qu’elle ait accès gratuitement à nos contenus», considère Olivia Tourneville. D’autant plus que le nombre de visiteurs n’est pas toujours très conséquent. «Pendant le confinement, nous n’avions pas toujours des chiffres hallucinants. Nous étions contents quand on avait autant d’auditeurs qu’il peut y en avoir dans
une salle», tempère Olivia Tourneville.
FLUX OU PATRIMOINE
Sous couvert d’anonymat, un producteur spécialisé dans les captations de musique classique partage le même constat: «D’une part, il y a trop de concerts et d’autre part, ils sont très peu regardés. Nous devrions rester sur quelque chose d’un peu exceptionnel et qui soit vraiment patrimonial. Or, le fait de faire trop de captations s’assimile plus à du flux que du patrimoine.» Ne faudrait-il pas dès lors mieux distinguer la captation, au sens
patrimonial, du live-stream en tant que flux? Par ailleurs, certains orchestres se heurtent parfois au refus des maisons de disques, comme l’explique Clotilde Pelletier : «Certains grands artistes ont des contrats d’exclusivité avec des majors et dès qu’on veut faire des captations avec eux, la maison de disques s’y oppose.»
DROIT DES ARTISTES
Face à cet engouement pour le streaming, quid des droits des musiciens? Pour les orchestres permanents, la réponse est assez simple. Généralement, des accords d’entreprise définissent les conditions dans lesquelles les artistes donnent leur autorisation ainsi que les contreparties financières des captations. De même pour les producteurs audiovisuels dont la convention collective prévoit un salaire minimum (1). Un encadrement beaucoup
plus fragile, néanmoins, chez les autres ensembles. «Il y a beaucoup de choses à dire concernant les ensembles intermittents et certains groupes de musiques actuelles parce qu’il n’y a aucun accord nulle part.
Pour nous, c’est une question prioritaire, observe Philippe Gautier, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats d’artistes-musiciens de France (SNAM-CGT). Nous avons proposé des conventions collectives mais pour l’instant les négociations n’ont pas abouti.» À ce jour, les ensembles sont renvoyés au Code de la propriété intellectuelle. Un code difficile à comprendre et qui ne prévoit aucun minimum de salaire pour les musiciens.
Pendant la crise, Philippe Gautier a siégé à la commission « Programme Diffusions alternatives » du Centre national de la Musique (CNM), un programme temporaire mis en place pour permettre aux musiciens de travailler. «Nous recevions des dossiers où les employeurs ne prétendaient à aucune rémunération en contrepartie des autorisations. Cela illustre la méconnaissance de certains ensembles en la matière», souligne-t-il. Ce « Programme
Diffusions alternatives » a représenté une manne de 15 millions d’euros, qui a donc permis aux orchestres et ensembles de mener pendant la pandémie un grand nombre de captations. Mais au-delà de la crise, comment sortir de cette offre pléthorique et comment repartir sur une politique plus qualitative? Le ministère de
la Culture mène actuellement une mission sur le sujet des captations.
Ces enjeux du streaming risquent de se poser de manière encore plus cruciale avec le développement du métavers. Sur cet univers virtuel, se produisent déjà des artistes de pop. À quand des musiciens classiques ?
Flore Caron
https://lalettredumusicien.fr/
(1) Cf. Accord du 16 septembre 2015
relatif aux relations de travail entre les
musiciens et les producteurs professionnels