Les publics d’opéra à cor et à cris (Première loge)

Image par Bob Williams de Pixabay

Depuis le second confinement, les théâtres et salles de concert sont à nouveau en berne. Les directions de théâtre ont communiqué leurs regrets au vu des mesures sanitaires rigoureusement adoptées en septembre. Les artistes ont  transmis leurs inquiétudes légitimes ou leur désarroi. Et les publics ? Le spectacle vivant est un don pour les publics : il nous habite pendant le temps de la représentation. Il nous stimule pour vivre et nourrit notre imaginaire pendant de longues semaines. Autant dire que nous faisons quasiment partie du spectacle !

Ce qu’il y a d’intime dans notre relation au spectacle d’opéra

Le spectacle d’opéra est un vrai plaisir de dilettante, au sens noble que lui accordaient Stendhal, George Sand ou Michel Leiris. Il éprouve ce qu’il y a d’intime dans notre psyché. Nous partageons nos émotions avec les personnages de la scène dont le chant est vecteur de sensibilité secrète ou ineffable en sus de la sémantique explicite des mots. Grâce à la puissance expressive des compositeurs, notre vécu se double d’une « réalité augmentée » par l’envahissement des expériences de chaque protagoniste. Notre fascination pour le corps chantant de tant de héros.héroïnes nous accompagne, nous stimule, nous soigne parfois. Avatars voluptueux de nos propres expériences, les Armide, Lucia, Elvira, Juliette, Lakmé, Antonia ou Thaïs nous grisent, et tout autant les ardents Faust, Tannhäuser, Lenski ou Samson. Les ambigus Cherubino, Fantasio ou  Octavian nous intriguent, sans doute moins que les clients déjantés du Balcon. Quant aux ensembles mozartiens et aux chœurs verdiens, ils nous énergisent tandis que les duos pucciniens nous percent au cœur. Leur chant nous élève au diapason d’une humanité souvent sublimée, parfois déchirée ou torturée, toujours dans un climat d’ouverture. Car ce spectacle d’art total se renouvelle à l’infini lors de chaque « ici et maintenant » de la représentation d’opéra.

La sociabilité des spectateurs lyriques : une passion publique ?

Cependant, la richesse de la représentation lyrique excède l’espace du récepteur individuel. Elle nourrit nos échanges dans l’animation du tissu social et de notre vie locale, du foyer du Théâtre aux conversations en ville, et plus si affinités … La vibration du spectacle engendre l’envie de partager les émotions, la connaissance des œuvres, les enchantements comme les rejets. Entre spectateurs.trices, nous palabrons pour comparer les productions scéniques d’une même œuvre ou les prises de rôle d’interprètes (depuis le fauteuil de Première-loge !) ; nous recommandons tel opéra nouveau ou tel autre redécouvert, tel chef d’orchestre ramiste ou berliozien. En sus, la vibration du spectacle élargit les cercles de sa diffusion : nous échangeons à propos de l’intolérance religieuse, de l’homophobie et la répression policière respectivement dénoncées dans Les Huguenots et Billy Budd.Nous débattons de la collusion du pouvoir et des passions dans L’Incoronazione di Poppea, du déterminisme social après Wozzeck ou encore de l’ambivalence sexuelle dans la foulée des Mamelles de Tirésias … Nous sommes immergés dans le multiculturalisme de Porgy and Bess, porté par une distribution exclusivement afro-américaine au Metropolitan Opera (2019, retransmis par les cinés Gaumont Pathé). L’égalité femme/homme, qui questionne notre société, tire bénéfice de l’affranchissement de figures émancipées, telles Rosine, Carmen, Salome ou Jenny des Lupanars, sous l’œil de metteurs en scène imaginatifs. Par la conscience collective et mémorielle qu’offre l’expérience opératique en salle, nos modèles et liens sociaux, nos parcours de vie ou nos fantasmes peuvent être éprouvés, ressentis, investis, confrontés, etc. En réciprocité, les artistes lyriques évoquent l’interaction stimulante qu’ils ressentent parfois avec le public, comme le confient Karine Deshayes et Sandrine Piau sur les ondes de France Musique.

Le suspense du regard et de l’écoute

En outre, l’expérience physique de la représentation lyrique, art du temps, se différencie de celle du livre et du cinéma, et même de la captation vidéo d’opéra. En effet, lorsque le sel de la vie inclut la prise de risques (pas seulement sanitaires …), le spectacle demeure par essence vertigineusement fragile et rempli du suspense. Les interprètes tiendront-ils les promesses artistiques, celles qui ont été polies pendant les semaines de répétition ? Le chef d’orchestre rattrapera-t-il la défaillance du ténor si sollicité dans Tristan und Isolde ? La harpiste, dont les soli accompagnent exclusivement les apparitions de La Dame Blanche, sera-t-elle d’emblée dans le tempo ? Les prouesses techniques de la scène – le remplissage du bassin d’eau pour La Clemenza di Tito, les cordages pour l’envol de Puck dans A Midsummer Night’s Dream – vont-elles fonctionner ? En coulisse, la costumière sera-t-elle assez experte pour les changements à vue de costume de la prima donna dans Lucrezia Borgia ? L’opéra en création – tel Written on Skin en 2012 – va-t-il toucher le public ? 

L’impact des publics d’opéra à l’heure de la démocratisation culturelle

Très fortement déterminé par son lien à l’Etat centralisateur, l’opéra en France est plus souvent présenté comme une institution culturelle et politique dont la direction et la programmation (œuvres, artistes, intermittents) sont les seuls domaines commentés par les médias. Ce faisant, cers derniers minimisent l’impact des publics, agissants ou courtisés depuis les premiers théâtres vénitiens du baroque. Rappelons la pratique du « vote des débuts » par un quota d’abonnés dans chaque théâtre français de province au XIXe siècle (vote pour choisir les artistes de la troupe au gré de trois représentations). Et puisque nous évoquons ce système de production – soit une troupe de chanteurs.ses, un orchestre et un chœur à demeure pour chaque scène – pourquoi ne pas tirer profit de la crise pour relocaliser la production lyrique avec une troupe ? (voir notre édito d’octobre) Artistes, publics et collectivités territoriales s’en trouveraient enrichis … et participeraient ainsi d’une économie durable !

Actuellement, grâce à la démocratisation impulsée par les politiques culturelles, les publics d’opéra tournent le dos aux préjugés négatifs qui collaient à leurs basques : l’élitisme mondain, la tyrannie de leur goût conservateur n’ont plus cours. Aujourd’hui, ils ne se contentent pas d’applaudir ou de s’abonner. Ils participent aux médiations des maisons d’opéra (« chanter la Valse de Ciboulette » à l’Opéra-Comique avant le spectacle), ils achètent programmes de salle, CD ou DVD pour prolonger la fête de la représentation, certains.es écrivent des commentaires sur Première-loge ! Lorsque les festivals lyriques proposent des forums ou ateliers parallèles à la représentation,  les spectateurs les transforment en espace de convivialité alors même que l’individualisation des pratiques culturelles cloisonne les sorties. Certains se déplacent même de ville en ville, de festival en festival, ou encore pour découvrir un opéra exhumé en version concertante. Par leurs pratiques, les publics enrichissent les territoires comme différents rapports l’ont démontré – l’Indicateur d’activités SoFEST ! » semble le plus récent. Cet atout socioéconomique est d’ailleurs évalué lorsque les collectivités établissent leurs dotations en direction des structures culturelles. En outre, la diversité sociale des publics d’opéra s’accentue grâce aux dispositifs mis en œuvre. Les jeunes scolaires deviennent spectateurs et acteurs d’opéras dédiés (Pollicino). Malvoyants et malentendants sont accueillis pendant le spectacle avec l’audiodescription ou encore le chansigne (issu de la langue des signes) inclus dans la mise en scène de Don Pasquale (2019)

Depuis les années 2000, le théâtre musical tend la main vers les publics pour des spectacles participatifs, telle la création d’Orfeo & Majnun  au festival international d’Aix-en-Provence (2018). La crise sanitaire de 2020 engendre une édition d’Explorations au festival d’Ambronay, notamment autour d’Actéon dont la scène est englobée par les spectateurs qui expérimentent une acoustique inédite. Et si les institutions proposaient une « boîte à idées » à leurs spectateurs.trices, parions « cento secchini e mille si volete » que des suggestions insolites et affutées sortiraient du chapeau !

En décembre 2020, les publics citoyens donnent donc de la voix… pour ne pas déchanter. Madame la Ministre de la Culture, vous qui êtes une spectatrice conquise : rendez-nous les salles du spectacle vivant sans stop and go ! Toutes les salles qui assument pleinement leurs responsabilités culturelles et sanitaires. « Ce que nous offre l’opéra, ce n’est en aucun cas cette douleur d’un deuil éternel, mais bien au contraire la sérénité d’éternelles retrouvailles. » (F. Nietzsche)

Sabine Teulon

Sabine Teulon Lardic est docteure en musicologie de Paris-Sorbonne et chercheure à l’université de Montpellier 3. Elle participe aux colloques annuels de l’Opéra-Comique de Paris depuis 2011 et signe des articles pour les programmes de salle (Opéra-Comique, Opéra de Montpellier). Elle a publié de nombreux articles dans diverses revues scientifiques et a co-édité avec J.-C. Branger Provence et Languedoc à l’opéra en France au XIXe siècle (P.U.S.E., 2017), sélectionné en finale du Prix France Musique des Muses.

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